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Benjamin Thorel, critique d’art indépendant, a collaboré notamment à la revue Parachute, écrit pour le revue Clara et a récemment publié Telle est la télé, l’art contemporain et la télévision (2007)

exercice, pratique
Benjamin Thorel

Vidéo Universcité, Grâce à Fourier en 1979, Teaching and Learning as Performing Arts la même année : ce n’est pas un hasard si les titres de plusieurs vidéos de Robert Filliou renvoient à la notion d’éducation . Préoccupation essentielle d’un artiste n’ayant de cesse qu’art et vie ne soient pas séparés, la pédagogie telle que l’entend Filliou doit se défaire des rapports entre maître et élève, passer outre les hiérarchies et les programmes pour prendre le sens d’une formation humaniste. Qu’il se soit justement attaché à la vidéo pour s’essayer à mettre en œuvre ces quelques principes fait écho à l’une des grands espoirs placés dans la télévision : l’utopie d’un média culturel et éducatif avant d’être divertissant. Si, à la fin des années 1970, ce rêve a fait long feu, la vidéo semble le relayer un temps, nombre d’artistes s’intéressant alors à ce qui apparaît comme un moyen de transcrire et de diffuser leurs travaux même les plus exigeants.

Pour les artistes adeptes de la performance ou du happening, pour des tenants d’un conceptualisme en rupture avec la nécessité de produire des objets d’art au sens canonique du terme, la vidéo devient ainsi une pratique parmi d’autres, au même titre que l’édition de multiples ou l’intervention in situ. Des artistes comme Robert Filliou, Lawrence Weiner, Martha Rosler ou Douglas Davis s’essaient à la vidéo moins pour en explorer les codes que pour y développer leurs recherches, profitant de son accessibilité – les galeries et les écoles s’équipent, de même que des collectifs, des coopératives ou des centres d’art comme The Kitchen à New York – et de sa relative simplicité d’usage – la facture peu soignée de bien des bandes indiquant en creux l’amateurisme certain de leurs réalisateurs. C’est que l’important n’est pas exactement la confection d’une bande vidéo, mais la manière dont son élaboration peut être propice à la mise en forme d’une réflexion, la mise à l’épreuve d’une intuition, et sa communication en dehors des cadres des institutions et des disciplines instituées. La vidéo prend alors valeur heuristique : elle n’est pas seulement là pour enregistrer les faits et gestes des artistes, mais pour les accompagner, se proposant comme cadre de recherche, méthode d’exploration, ligne de conduite. En essayant de donner à ses spéculations une forme de représentation, il s’agit également de les exposer au spectateur, moins pour le convaincre de leur intérêt intrinsèque que pour l’amener à s’y impliquer. Particulièrement évidente dans les vidéos de performances de Bruce Nauman ou de Vito Acconci, cette économie sous-tend également des bandes qui se présentent pourtant comme bien plus construites, voire scénarisées, et dans lesquelles c’est la parole de l’artiste, et non plus à ses seuls gestes, qui est mise en avant. C’est par exemple le cas des courtes séquences (les Reels des années 1970), souvent humoristiques, réalisées par William Wegman dans son atelier – son « studio » ; d’une bande de Robert Filliou comme le triptyque vidéo Vidéo Universcité, Grâce à Fourier (1979), où le commentaire d’une suite de saynètes mises en abîme sur un moniteur s’ajoute à leur présentation telle quelle sur un autre poste ; ou de Martha Rosler jouant avec le format d’émissions culinaires (Semiotics of the Kitchen, 1975 ; The East Is Red, The West Is Bending, 1979). Si les vidéos de performances se caractérisent exemplairement par la rigueur du plan-séquence et l’utilisation quasi cinématographique du hors-champ, de telles bandes semblent par contre se placer du côté d’une télévision autrement hétéroclite, capable d’assimiler aussi bien les codes du théâtre et du music-hall que les images du cinéma et les formats de la radio. Wegman emprunte au sketch comique, Filliou a recours à une voix off qui évoque immanquablement celle d’un commentateur revenant sur un événement dans son immédiat après-coup, tandis que Rosler se place de manière explicite dans le format de programmes banals.

Adresse directe au spectateur, pauvreté des dispositifs, limitation de l’espace mis en scène au cadre du petit écran – doit-on s’étonner de retrouver tous ces tics de la télévision dans des vidéos d’artiste ? Eu égard à leurs attitudes vis-à-vis du médium lui-même, il semble bien que le recours à ces quelques figures et effets de mise en scène soit sciemment calculé. S’ils ne procèdent ni d’une récupération Pop ni d’une vague influence des codes du petit écran, et n’ont pas pour unique mobile la critique du mass media, ces détournements trouvent une autre efficace : l’observation et la reconfiguration mesurée de ses conventions semblent de fait être ici les bases d’une mise en scène spéculative de la parole. Il s’agit d’éviter la monumentalisation de la figure de l’artiste et la fétichisation de son discours ; et les codes de la télévision, pauvres mais simplement conventionnels, sont alors le moyen d’éviter que l’image oblitère la recherche dont elle procède, et qu’elle s’impose comme autorité quand elle se propose au contraire comme questionnement.

Cependant, si elle permet dans un premier temps l’exposé d’une réflexion, la situation d’énonciation typiquement télévisuelle privilégiée par les artistes – se mettre en scène en train de parler, de s’adresser au spectateur au-delà de l’écran – est piégée, en ce qu’elle maintient une hiérarchie entre un « émetteur » doué de savoir, et son « récepteur ». Monologue, leçon ou exposé, les formes didactiques privilégiées par ces artistes mettent toutes en avant son activité intellectuelle en prenant a priori le risque de l’enfermer dans son autosuffisance. La reconfiguration des termes de la mise en scène de l’artiste en speaker permet de retourner cet écueil : en faisant de leur parole pour l’un une plainte burlesque, pour l’autre un cri de revendication, Wegman et Rosler bouleversent l’équilibre des forces et remettent à plat les règles de l’échange télévisé. À la séduction massive du média télévisuel, ils opposent la présence d’un être en crise dont le spectateur n’est pas le simple témoin, mais le semblable.

Plus complexe, la proposition de Robert Filliou dans Vidéo Universcité vise à multiplier les niveaux d’énonciation et de lecture, sans poser la primauté de l’un sur l’autre : la diffusion simultanée de la suite d’histoires de pomme et de leur commentaire est en effet brouillée par une troisième séquence, Musique Télépathique, dans laquelle l’artiste répète d’un ton monocorde les phrases que lui dicte son image diffusée par un poste situé derrière lui… En marquant les distances, soulignant les limites entre les différents espaces de représentation, et en dynamisant la posture du spectateur, Filliou semble poser les repères d’une forme télévisuelle proprement didactique, dont l’enjeu serait bien la formation du spectateur. Travaillant l’attention de celui-ci, Filliou retrouve le précepte brechtien selon lequel, au-delà de la mise en évidence des limites et conditions matérielles d’une représentation, il s’agit de proposer l’œuvre d’art comme un exercice . La « vidéo universcité » n’est pas une télévision éducative, pas plus qu’un apprentissage de la vision : c’est une manière d’entraînement de la pensée, où les éléments connus, les discours et les fragments d’image ne sont disposés au regard du spectateur que pour celui-ci les reprenne et les reconfigure. En redéployant les éléments disparates que la machine télévisuelle combine de manière autoritaire et univoque, il est néanmoins possible non seulement de poser les bases d’une critique du média, mais d’en inventer un usage autrement poétique et didactique.