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Françoise Parfait est vidéaste, professeur en art et nouveaux médias à l’université d’Amiens. théoricienne de la vidéo et de ses modalités de présentation, elle est notamment l’auteure de Vidéo, un art contemporain (2001) et co-auteure de Petite fabrique de l’image (2003)

La télévision, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que la télévision !
Françoise Parfait

C’est dans un espace qui a conservé l’appellation et la structure de son usage domestique – la « Villa » des Tourelles – qu’est hébergée une exposition qui interroge la relation combien passionnelle que les artistes entretiennent avec la télévision ou, situation plus rare, que la télévision entretient avec les artistes. Ont été conviés à cette réunion « télémétrique » des artistes historiques ou plus récents, empruntant de manière épisodique ou exclusive le contenu de leur travail, de leurs préoccupations ou de leurs outils techniques à la télévision. Ainsi les différentes pièces de la Villa sont occupées par au moins une télévision, quand ce n’est pas deux ou trois postes, voire sept ; la télévision comme objet matériel y est déclinée sous toutes ses formes, présentée selon des modalités et des combinaisons diverses et variées, renvoyant à la diversité des pratiques liées à ce médium. Si la grande majorité des œuvres exposées se présente sous la forme d’images électroniques insérées ou « incrustées », diffusées ou projetées dans des environnements ou installations, des dessins et des peintures viennent rappeler que la télévision, loin de n’être qu’un thème réunissant quelques artistes spécialisés, est un véritable sujet qui concerne non seulement le champ de l’art dans son entier, mais aussi le champ de la pensée tout court, en ce qu’elle est un élément de la réalité contemporaine, et qu’elle traite du réel tout en le produisant.

Le dispositif de l’exposition permet de scénographier presque « naturellement » les différents usages sociaux que nous avons de la télévision : seul ou ensemble. Certaines pièces installent un face à face intime entre l’écran (l’objet) et le (télé)spectateur ; d’autres obligent au partage plus collectif de l’écran du « home cinema ». Si l’image partout diffusée de la télévision se consomme seule, l’image du home cinéma feint de recycler le dispositif des salles obscures, tous ensemble ici-même. La relation solitaire et frontale entre le téléspectateur et son écran, que Bill Viola avait si bien mise à jour avec toutes ses variantes dans Reverse Television, n’a pas beaucoup évolué. Depuis les premiers postes de télévision, les écrans ont changé de taille et de forme, et la vidéoprojection a ouvert de nouvelles possibilités à la diffusion des images électroniques et numériques. Les artistes peuvent choisir les modalités de présentation les mieux appropriées à leur propos. Claude Closky et Esther Ferrer proposent des pièces qui n’ont de sens que sur un écran de télévision pris en tant qu’objet ; recyclage de publicités du petit écran pour 200 bouches à nourrir et, dans un tout autre état d’esprit pour TV/prison d’Esther Ferrer, l’écran blanc traversé par des lignes verticales noires régulièrement espacées transforme l’objet poste en espace métaphorique d’enfermement. Les pièces de Robert Filliou et Nam June Paik se déclinent sur plusieurs écrans plus ou moins synchronisés, dans des obscurités plus ou moins relatives. Les sept écrans de Vidéofish éclairent littéralement l’espace qui les contient, valorisant les couleurs et les nappes de lumière que diffusent les images, en créant un « bain » chromatique dans lequel vient s’immerger le spectateur ; les trois écrans de Robert Filliou en revanche n’ont pas besoin d’obscurité mais au contraire d’une lumière ambiante qui participe du propos critique de Trilogie. Intimité, obscurité et dimensions d’un écran plat sont les conditions d’une bonne réception pour la Jolly Psykrine fantasmée de Marion Lachaise : petite chambre obscure, proximité avec l’écran, écouteur qui isole des sons ambiants, autant de choix techniques qui orientent et conditionnent la perception du spectateur. Les projections peuvent renvoyer aux dimensions de l’espace filmé – le terrain de jeu inouï d’Uri Tzaig dans Infinity –, ou à la qualité collective de la réception : la programmation de plusieurs vidéos dans le salon de la Villa est projetée sur un écran de cinéma. Chaque proposition installe une temporalité qui lui est propre, et qui interroge celle des médias.

La télévision est un média temporel et les artistes ont souvent questionné cette temporalité dans un écart, qu’il soit lui aussi temporel ou bien spatial : les expériences historiques de Dan Graham, Bruce Nauman ou Peter Campus en témoignent. Le ralentissement et le décodage ont participé de cette mise à distance nécessaire dans toute approche critique ; la parodie, l’humour, l’infiltration, l’incrustation, le recyclage, le remontage, le sampling, utilisés avec plus ou moins d’ironie, sont autant d’armes légères dont les artistes ont usé pour soumettre les genres télévisuels à des dérangements profitables, pour faire bégayer la logorrhée sans fin du flux télévisuel. Ainsi le documentaire de Christian Barani, les reportages de Loïc Connanski, les publicités de Claude Closky, Klaus Vom Bruch, de Sabine Massenet, de Mike Fisher et Michael Smith, les séries de Françoise Valéry, de Frédéric Dumond, les variétés et le télé-achat de Thomas Barbey, le clip de Pipilotti Rist, les plateaux de Marion Lachaise, Loïc Connanki et Germain Huby, le journal télévisé de Daniel Buren, Richard Compte et Hamid Maghraoui, le sport de Roderick Buchanan, Uri Tzaig et Édouard Levé, le direct de Robert Filliou, etc., sont autant d’écarts réalisés par rapport aux genres de référence, qui donnent du jeu à la relation que chacun et le monde entretiennent avec la télévision, ses modèles, ses formats, ses grilles. Chercher la « bonne distance » reste un objectif important du côté de l’artiste, de celui qui expose le travail et également du point de vue du spectateur.

La majorité des artistes présents dans cette exposition envisage la télévision comme media, c’est-à-dire moyen de communication apte à faire passer des messages et des discours, et non pas tant comme médium, matériau plastique spécifique manipulable et transformable. Sur ce point, nous pouvons suivre Rosalind Krauss lorsqu’elle écrit : « Alors que le “médium”, au sens traditionnel, avait pour support une substance physique (et était pratiqué par une corporation spécialisée), l’expression “support technique” renvoie quant à elle aux divers “véhicules” commerciaux (la télévision, par exemple) dorénavant exploités par de nombreux artistes contemporains » . Même lorsque la télévision est utilisée comme motif pictural, sa force d’impact subsiste toujours, et le message reste toujours plié dans le médium. C’est le cas par exemple pour Anne-Marie Jugnet et Alain Clairet qui peignent en l’agrandissant le « switch », ce point lumineux qui se forme au milieu de l’écran lorsque le poste s’éteint et qui rappelle que la nature profonde de l’information télévisuelle est électrique, discontinue ; c’est le cas également pour Philippe Fangeaux qui peint « de mémoire » des images de télévision, ce qui reste de cette fabrique de l’oubli qu’avait stigmatisée Jean-Luc Godard ; c’est aussi le cas de Philippe Hurteaux qui retraite le signal télévisuel avec le filtre de la peinture, comme Franck Léonard avec le dessin et le crayon de couleur, pour soumettre l’image à une autre temporalité, pour la suspendre à la relative stabilité d’une trace fixée sur de la toile ou du papier.

Dans les années cinquante, la télévision se confondait avec la modernité : comme elle, elle proposait un idéal programmatique dans lequel l’hétérogénéité avait sa place, claire et lisible, pourvu qu’elle soit encadrée par une grille, qu’elle soit contenue dans des formats, et qu’elle s’écoule dans le flux. D’une certaine manière, c’est parce qu’elle a servi de paradigme à la modernité qu’elle a eu du mal à se commenter elle-même, sans parler de réelle remise en question. L’exposition Télémétries renvoie directement à cette hétérogénéité en proposant au visiteur comme une tranche de télévision en trois dimensions, un simulacre d’émission « à la carte » : ici dans la Villa, on ne zappe pas mais on pousse des portes, et, comme le héros d’Alphaville, on ne sait pas ce qu’il va y avoir et ce qu’il y a à voir derrière, quel bruit va nous accompagner. Parfois, le silence.