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frédéric dumond est artiste et écrivain, et commissaire de l’exposition Télémétries, artistes et télévision

(and) the medium is not…*
frederic dumond

la télévision est un flux, un objet, un meuble, un média de télé-communication et une présence quotidienne

objet hybride et qui ne vaut que quand il est "allumé" (connecté), cet écran noir, "fenêtre ouverte sur le monde", est une surface proprement in-sensée quand elle ne diffuse pas d’images. Eteinte, son opacité, son silence renvoie à une solitude projetée comme insupportable dans un monde que l’essor des communications et des télécommunications aurait transformé en village global (1). "Quand la télévision est éteinte, le monde reste en attente", note Vito Acconci(2).

instrument temporel de distraction, la télévision est aussi lieu de la parole politique (lieu ?), médium par lequel l’"actualité" du monde (monde-information et monde-marchandise) est présentée (mise au présent permanent) à tous, en même temps

et d’une manière très étrange — ou des plus évidentes si on prend en compte ce qu’elle touche, c’est-à-dire nos pulsions —, elle s’est « imposée » dans chaque appartement jusqu’à devenir un élément-clé de la vie quotidienne

dans les premières années de son développement, ce nouveau média a suscité des enthousiasmes certains : on y a vu un outil capable de toucher le plus grand nombre, donc un moyen possible (hélas fantasmé) de diffuser expérimentations et pensée dans chaque foyer. Des cinéastes comme Antonioni ou Godard, des personnalités du monde de l’art comme Gerry Schum et quelques autres aux Etats-Unis, ont cru pouvoir s’en servir comme support de transmission de la culture. Des artistes comme Nicolas Schöffer, Daniel Buren, Chris Burden, etc. ont créé des formes destinées à s’intégrer aux programmes télévisés. On a cru pouvoir faire de l’art à la télévision et avec la télévision (voir aussi l’énergie déployée en France par jean-Christophe Averty pour créer de l’inédit à l’intérieur même des programmes). Mais ces expériences — pour pertinentes qu’elles aient été et quelle que soit la diversité des conditions politiques et économiques, commerciales et culturelles dans lesquelles chacune s’est intégrée — sont restées solitaires, sans descendance. Elles n’ont pas généré une énergie, une dynamique telles qu’elles auraient entraîné une évolution, un changement de la logique programmatique de l’économie du télévisuel

la télévision est aujourd’hui quasi totalement régie par une logique marchande. Exceptées de rares chaînes dites culturelles, ce qui est vu par le plus grand nombre se compose d’objets spectaculaires, générant divertissement, "entertainment", détente et consommation plutôt que réflexion sur oi et/ou le monde. Tout ce que cadre ce média, culture, individus, événements, est transformé en biens de consommation. Déformation systématique de ce qui est télé-diffusé : le monde/la "réalité" sont monstrés plutôt que montrés, et toujours au présent, immédiats, accessibles en prise directe.

l’image télévisuelle (la technicisation générale transforme le monde en monde d’images) accompagne de plus en plus l’expérience, voire s’y surimpose. Toute-puissance des chemins déjà balisés, du commentaire ou de la critique qui précèdent et souvent remplacent confortablement le vécu sensible

moyen majeur de communication et d’identification, la télévision est l’instrument de l’économie marchande et spectaculaire. Banalisant les contenus, unifiant les temps individuels de chacun en temps collectif hyper-synchronisé (4), les industries de programmes tendent à détruire les désirs propres à chaque être pour les transformer en pulsions grégaires

le danger est grand : parce que la destruction de l’économie libidinale empêche tout individu de se constituer en tant que lui-même ; parce qu’éliminer le soi intime, ou le rendre trop lointain, ou encore induire la détestation de la conscience de soi au profit du sentiment d’appartenance à la foule médiatique artificielle (les audiences) détruit le lien social profond, atomise la société en autant de communautés (plus ou moins avouées)

la fuite en avant est permanente, dans la mesure où ce type de société de marché ne peut fonctionner, se développer et croître, qu’en instituant la dévalorisation comme principe même de son existence : tout ce qui a une valeur est destiné à se dévaluer au plus vite pour être remplacé, et ainsi de suite

les conditions historiques du développement de la télévision, qui aurait pu être un formidable outil de création à la portée du plus grand nombre, l’ont isolée de l’art et de la création. A la place, l’industrie audiovisuelle diffuse des programmes qui excluent tout ce qui n’appartient pas à sa logique. Suite rapide de séquences sans montage, la télévision calibre ce qu’elle diffuse, lissant ces « sujets ». Rien ne doit dépasser, et quelle que soit l’émission. Y compris dans celles qui devraient accueillir le dialogue, la confrontation avec l’autre. Les débats, interviews, talk-shows divers n’instituent que des simulacres de conversation. Chacun joue à parler, donne cette image, mais les cadrages et le présentateur — figure nécessaire à la bonne marche de l’émission — veillent à ce que rien ne déborde. Dans ces conditions, l’Autre ne peut exister que sous l’apparence du même, donc ne peut être. Parce que l’économie de la télévision est d’être de proximité, c’est-à-dire un lieu commun à tous (un degré zéro de l’Autre)…

or, ce que les artistes travaillent — notamment —, c’est l’autre. Là (de la position, du territoire) où ils conçoivent, travaillent, mettent en forme, c’est de l’autre qu’il est question. Donc du différent, du différend (toute prise de position semble être une déclaration de guerre (? !)) et en différance (5), en espaçant le monde, et en le temporisant. Mettre en forme implique une pensée — une pratique — de la décision (« la décision responsable doit endurer et non seulement traverser ou dépasser une expérience de l’indécidable »(6))

utiliser la télévision comme une matière à partir de laquelle réfléchir ce qu’elle télé-diffuse, c’est s’opposer à l’hyper-synchronisation des programmes (7), en en ralentissant le flux, en constituant une mémoire de ce qui est destiné à passer. dé-placer le présent permanent du flux télévisuel dans le temps. Prendre du temps, prendre son temps, différer. Mesurer ses positions dans l’espace et dans le temps, par rapport aux objets et aux autres. Il est nécessaire de ralentir pour s’approcher de l’objet du travail. Et plus que le questionner, le mettre en relation, c’est-à-dire à la fois le vivre dans l’espace et le temps, et le raconter (8)

c’est réécrire la télévision, la re-présenter autrement, en changeant le point d’origine des images. En faire, enfin, un objet temporel (9). Prendre du champ, prendre la mesure, différer pour penser, donc mettre en forme (et quelque soit le medium choisi, vidéo, peinture, dessin, son, écriture…, le processus est de cet ordre). La position des artistes, de ce fait, est foncièrement opposée au temps de la marchandise, qui est celui du direct ou du temps réel, celui de la dévalorisation prématurée, mise ne scène dans un temps unilinéaire et des flux unidirectionnels. C’est d’ailleurs précisément par l’appréhension du flux que les positions des artistes et des acteurs télévisuels (commanditaires invisibles comme présentateurs visibles) sont incompatibles. Notamment parce que le réduire à une direction (ou quasi), comme le fait la télévision, c’est s’opposer à ce qu’il est par essence. Omnidirectionnel, le flux n’est en rien agi par des géométries singulières. Il est par nature le vécu (10), une conjonction de perceptions et d’analyses, une formalisation singulière du réel perçu. Ce qui produit une multiplicité des temps/espaces (autant que d’êtres) qui permet de faire émerger des pistes d’interprétation, d’accès au monde, de construire du sens, et dans toutes les directions

parce que le sens n’est pas intrinsèque à l’être, au soi. Le lieu (mobile, nomade) de la signification est le lien, l’entre deux sujets (ou objets). L’espace-temps de la différance, celui de la distance entre des positions, des rapports d’êtres. Et permettre à l’événement de se produire, à l’impensable ou l’impensé d’avoir lieu. Le ce qui arrive est proprement imprévisible. La question alors est : « que faire avec ce qui arrive ». Interrogation qui « commande une pensée de l’hospitalité, du don, du pardon, du secret, du témoignage »(11)

une grammaire se constitue, à la fois singulière et commune, qui donne un sens et réintroduit l’autre dans ce qui ne génère que du même. Parce que la grammatisation du monde est ce qui permet de le penser, de prendre sa position. Et d’être, enfin, un être politique

Notes

* A l’encontre de the medium is the message, le medium est le message, célèbre phrase du Canadien Marshall Mc Luhan, un des fondateurs des études contemporaines sur les médias. Pour qui ce n’est pas le contenu qui affecte la société, mais le canal de transmission lui-même.

1. Marshal LcLuhan, 1962.

2. Vito Acconci, Télévision, meuble, sculpture, chambre avec vue américaine, in La vidéo entre art et communication, ouvrage collectif, Paris, ensba, 1997.

3. Voir à ce propos la très bonne exposition "Ready to Shoot : Fernsehgalerie Gerry Schum (galerie télévisuelle) ", rétrospective du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris/ARC au Couvent des Cordeliers - du 23 octobre au 28 novembre 2004

4. Bernard Stiegler, La télécratie contre la démocratie, Flammarion, 2006.

5. « … nous désignerons par différance le mouvement selon lequel la langue, ou tout code, tout système de renvois en général se constitue « historiquement » comme tissu de différences. « Se constitue », « se produit », « se crée », « mouvement », « historiquement », etc., devant être entendus au-delà de la langue métaphysique où ils sont pris avec toutes leurs implications. Il faudrait montrer pourquoi les concepts de production, comme ceux de constitution et d’histoire, restent de ce point de vue complices de ce qui est ici en question… », in Jacques Derrida, La Différance, Conférence prononcée à la Société française de philosophie, le 27 janvier 1968, publiée simultanément dans le Bulletin de la société française de philosophie (juillet-septembre 1968) et dans Théorie d’ensemble, Coll. Tel Quel, Seuil, 1968.

6. in Jacques Derrida, penseur de l’événement, entretien avec Jérôme-Alexandre Niesberg, paru dans l’Humanité du 28 janvier 2004.

7. Bernard Stiegler, ibid.

8. Une relation est d’abord, selon le Petit Robert (édition 1995) « le fait de relater, de rapporter des détails ». Dans un deuxième temps, le mot désigne le lien entre deux ou plusieurs choses.

9. On se rapproche d’un concept créé par Edmund Husserl. Dans ses Recherches logiques, il pose qu’il faut distinguer le phénomène de l’objet qui apparaît. « Le phénomène n’est pas l’objet (« contenu » ou même « représenté » dans la conscience) mais un vécu, la visée subjective, immanente à la conscience, d’un objet transcendant. Les visées sont autant d’esquisses, et l’objet n’est que l’unité virtuelle de ces différentes esquisses. » Voir Intentionnalité et langage dans les Recherches logiques de Husserl, Jocelyn Benoist, Puf, Paris, 2001, 336 pp. Voir aussi La phénoménologie de la conscience du temps, Edmund Husserl, éd. Jérôme Million, 2003.

10. « par essence, (un vécu) est un flux, c’est donc un objet temporel », in Idées directrices pour une phénoménologie, Edmund Husserl, Gallimard, Tel, 1985.

11. in Jacques Derrida, Penseur de l’événement, ibid.